Le Tour de France des brasseries artisanales

Il n’est pas Bénédictin, plutôt Trappiste… Pour un Belge, c’est normal. N’empêche, depuis 2003, le biérologue Emmanuel Gillard a réalisé un travail de moine pour collecter, compiler et enregistrer toutes les brasseries artisanales implantées en France pour son Projet Amertume. En lisant son interview vous découvrirez un garçon qui ne manque pas d’humour…

Peux-tu nous présenter le Projet Amertume ?

C’est le nom que je donne à ma passion pour la bière. Cela fait 18 ans que le site Projet Amertume est en ligne. Je suis avant tout un biérologue spécialisé dans la dégustation. Je me passionne pour l’analyse des flaveurs, la recherche des faux-goûts et la compréhension des mécanismes qui expliquent leur présence et par l’adéquation d’un produit avec un style déterminé…

Avec plus de 17.500 dégustations à mon actif, dont plus de 6.100 bières françaises, je dispose d’une excellente connaissance du paysage brassicole. À la fois, webmaster du Projet Amertume, ex-membre de l’association Française des Biérologues, président honoraire de JustBeer, auteur de plusieurs ouvrages, conférencier, membre de jurys, journaliste, organisateur de dégustations et tégestophile, j’essaie d’aborder toutes les facettes du produit.

De surcroît, Belge vivant en France, il me semble logique de m’intéresser plus particulièrement au marché de la bière de mon pays d’adoption. D’où la parution annuelle de mon livre La bière en France, le recensement des brasseries françaises et la carte des brasseries en activité.

Emmanuel Gillard dégustation

Comment as-tu réussi ce véritable tour de force ?

Il n’est possible que grâce à vous tous, les passionnés et les brasseurs, qui me communiquez les infos par mail ou, mieux encore, par le biais du formulaire en ligné dédié sur mon site. Grâce également à mon travail quotidien de veille, sur la base des informations récoltées directement auprès des brasseurs dans les salons ou lors de mes lectures. Les chiffres publiés sur le site Projet Amertume seront toujours une fourchette basse du nombre de brasseries en activité car je ne me contente pas de recenser les sociétés avec un code APE 1105Z (fabrication de bière). Je contacte systématiquement le brasseur pour m’assurer que le brassage est effectif, lorsque j’ai un doute. Les brasseries « en attente de validation » sont donc celles pour lesquelles il me manque des renseignements ou celles dont je ne suis pas certain de la réalité des activités de brassage.

Il y a de nombreuses sociétés utilisant un code APE 1105Z (fabrication de bière) qui n’ont pas encore commencé à brasser, voire qui ne brasseront jamais, car on y trouve des brasseurs nomades ou des distributeurs. De plus, certaines brasseries ont parfois cessé toutes activités de production depuis plusieurs années alors qu’elles sont toujours indiquées comme actives sur le plan juridique. Il faut également prendre en compte que de nombreux brasseurs sont référencés sous un autre code APE que le 1105Z, car il s’agit par exemple de diversification. Ainsi, un agriculteur ou un viticulteur ou encore un restaurateur se mettant à brasser pourra conserver son code APE initial. De plus, comme je fais le tri sur mon temps libre, j’ai toujours un peu de retard dans le traitement des infos reçues.

Combien de brasseries sont répertoriées sur Projet Amertume ?

Au 15 mars 2021, j’ai recensé 2092 brasseries en activité, 87 brasseries en attente de validation (projet ou brassage effectif à vérifier), 118 brasseurs nomades et 410 brasseries fermées depuis le 1er janvier 2000. Pour Projet Amertume, une brasserie est un organisme juridiquement reconnu, brassant effectivement de la bière, pour son compte et/ou pour autrui, à partir de ses propres installations de brassage situées en France, et la distribuant à titre commercial. Le volume minimal de production est fixé arbitrairement à 10 hectolitres par an.

De ce fait, un groupe disposant de plusieurs unités de production sera compté comme autant de brasseries. Cette définition exclut donc les brasseurs à façon et les brasseurs nomades. Les brasseurs à façon ne brassent pas eux-mêmes et ne disposent pas d’installations de brassage. Ils se contentent de commander une bière auprès d’une brasserie et de la distribuer. La bière peut être brassée sur base d’une recette originale, fournie par le brasseur à façon ou élaborée conjointement avec le brasseur. Parfois, il s’agit simplement d’une recette existante du brasseur vendue sous un autre nom, ce que l’on appelle « bière d’étiquette ». Les brasseurs nomades brassent eux-mêmes avec leurs propres recettes, mais ne disposent pas (encore) d’installation de brassage.

Emmanuel Gillard

Comment fais-tu pour mettre à jour le Projet Amertume ?

Dénombrer à un instant donné le nombre exact de brasseries françaises en activité n’est qu’une partie de l’histoire. Outre le fait que ceci soit impossible à mes yeux, ce n’est pas le but recherché dans le cadre de mon travail avec Projet Amertume qui ne vise pas l’instantanéité mais s’inscrit plutôt dans un périmètre plus large consistant à appréhender un phénomène, la révolution craft française, dans toute sa temporalité.

Il s’agit avant tout d’un travail historique de recensement qui conserve toutes les informations de la vie d’une brasserie du 21ème siècle, depuis son ouverture jusqu’à sa fermeture, en gardant trace de ses déménagements, ses changements de propriétaires, son historique de production, ses modifications de statuts juridiques…

Et pour répondre plus précisément à ta question, je suis obligé de refaire une fois par an le tour de toutes les brasseries recensées (statut juridique, site web, page Facebook, activité sur Untappd…) afin de m’assurer qu’elles brassent toujours.

Parmi tes casquettes laquelle te tiens le plus à cœur ?

J’ai un faible pour la verte, dont le motif représente un entrelacement de cônes de houblons. Avec sa couleur pastel, elle n’est pas du tout criarde et convient en toute circonstance, qu’il fasse plein soleil ou qu’il pleuve. Rire… (voilà, le trait humoristique d’Emmanuel. NDLR) Blague à part, réussir à montrer la complexité et la noblesse du produit me tient à cœur. Parvenir à montrer que, pour chaque personne, même les plus réfractaires, il y a forcément un style de bière adéquat, est pour moi toujours une source de contentement.

Quelles sont les bières pour lesquelles tu as fait whaou ?

Alors là, question difficile qui prendrait beaucoup de lignes pour répondre. J’en ai même fait un eBook dédié ! Pour faire court, il « suffit » de prendre en compte la notation que j’ai attribuée à la bière. C’est une note globale sur dix qui varie par tranche de 0.1 et qui reprend à la fois le plaisir que j’ai eu à déguster la bière (note de plaisir) et l’adéquation des caractéristiques de la bière à celles attendues pour un produit appartenant au même style (note de dégustation). Et dès que l’on atteint 9.5, l’effet « whaou » (ou whoua si tu préfères) est garanti.

Toutefois, je peux citer la Hemel & Aarde de la brasserie néerlandaise De Molen, la Mikkeller Nelson – Sauvignon brassée en Belgique par De Proef Brouwerij pour Mikkeller, la 4th D Olde Ale 2011 de la brasserie américaine Kuhnhenn Brewing Company ou encore la Matt’s Sleepy Time Belgian Imperial Stout Wild Oats Series n°01 de la brasserie canadienne Beau’s All Natural Brewing Company.

À vous de jouer sur Projet Amertume

Quel projet actuel mobilise ton énergie ?

Je suis actuellement dans une phase rédactionnelle pour l’édition 2022 (déjà!) de mon eBook « La bière en France ». Chaque année, il s’enrichit d’articles supplémentaires, d’une mise à jour des données chiffrées et d’une réactualisation de l’historique des brasseries. De nombreuses fiches de dégustation sont également ajoutées.

J’ai un petit scoop pour vous ! Voici la liste des nouveaux chapitres qui seront ajoutés dans l’édition 2022 :
-Valorisation des résidus de brassage en économie circulaire,
-les brasseries pédagogiques,
-quand la bière rencontre le vin,
-existe-t-il des styles de bières spécifiques à la France? (bière de garde, cervoise, brune française, french grape ale),
-growler et crawler : la bière pression à emporter,
-click & Collect : la vente en ligne qui rapproche brasseur et consommateur,
-l’essor des brewpubs,
-l’image de la bière,
-définition légale de la bière en France (et interprétation DGCCRF).

Sinon, les dégustations quotidiennes et les retours que j’en fais aux brasseurs prennent également du temps. Mon facteur doit me détester, avec tous les colis que je me fais livrer !

Quel regard portes-tu sur le secteur brassicole français ?

L’actualité du moment est bien sûr de savoir comment la filière brassicole parviendra à traverser la pandémie mondiale de COVID-19. Comme dans une guerre, il y a ceux qui arrivent à sortir leur épingle du jeu et les autres. Cela dépend d’abord de la nature du portefeuille clients. Cela découle ensuite aussi du type de format dans lequel on a investi (canette, bouteille, fût, mixte). Enfin, cela est également lié à la capacité et à la réactivité des brasseries à se mettre au e-commerce. Avant, beaucoup de brasseurs n’en avaient pas besoin, car ils avaient déjà du mal à suivre la demande. Ceux qui s’y sont mis ont été impressionnés par la réussite du e-commerce. Il y a eu aussi le Click and Collect…

Tout ça aboutit à un changement, que je suppose durable, d’habitudes de consommation. En effet, les gens achètent sur Internet désormais. Mais paradoxalement, ils ont aussi découvert qu’il y avait des petits brasseurs près de chez eux, grâce aux multiples initiatives (Brasseurs de France, SNBi, Bierissima, Paris Beer Club…) et aux articles de presse. Ce changement des habitudes de consommation peut être aussi bénéfique dans le futur, il faudra voir !

Emmanuel déguste
Séance photo pour le magazine Nova

À ce stade, le taux de défaillance des brasseries françaises reste relativement stable, bien qu’il soit encore trop tôt pour en tirer des conclusions définitives. Les mesures de restriction étant toujours en cours, et pouvant évoluer rapidement en fonction des circonstances, il reste laborieux de se projeter dans l’avenir. Même si toutes ces restrictions devaient être levées, le comportement post-crise des consommateurs, notamment vis-à-vis de la fréquentation des lieux publics, est difficile à appréhender.

Enfin, est-ce qu’il y a un lien entre le nom de ton projet et le Projet Blair Witch ?

Non… peut-être ?! (humour ndlr)

« L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. À consommer avec modération. »

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